L’année 2023 a offert aux yeux du monde un paradoxe intéressant : les Français passionnés de Napoléon attendaient avec impatience et optimisme l’exposé d’un Britannique sur l’Empereur. Leurs espoirs étaient néanmoins fondés. Ridley Scott est un réalisateur talentueux, et son point de vue sur Napoléon semble équilibré, mêlant convenablement admiration du génie militaire et condamnation de l’hybris conquérante. Dans un climat cinématographique français où ce genre de personnage est largement passé de mode, il leur était légitime de s’enthousiasmer à l’idée qu’un réalisateur de cette trempe – et bénéficiant de la puissance d’Hollywood – s’en empare.
Le mois de novembre arriva enfin, et le film sortit. Au vu des réactions et commentaires, il n’est pas exagéré de dire qu’il a déçu le public français. Je partage cette déception, mais certaines critiques m’ont paru excessives, et j’aimerais dans les lignes qui suivent apporter quelques éléments de défense.
Y a-t-il des erreurs historiques dans le film Napoléon ?
Quelques inexactitudes sans gravité
Les inexactitudes historiques furent en première ligne du feu nourri des journalistes et commentateurs. Tels des grognards de la Grande Armée, elles ont subi la colère des canons médiatiques et ont été assaillies par une pluie de boulets d’acier. Voilà pourtant un élément qui, tout amoureux d’Histoire que je suis, ne m’a guère gêné.
Une grande partie de ces erreurs sont des détails inoffensifs. Qu’importe si Napoléon n’a jamais assisté à l’exécution de Marie Antoinette, s’il ne s’est pas effondré de cette manière-là à Sainte Hélène, si le nombre de soldats tombés dans les eaux glacées d’Austerlitz n’est pas le bon… Pour être honnête, aucun des livres d’Histoire que j’ai lus sur Napoléon ne mentionnait ces faits. Ces livres doivent-ils être considérés comme scandaleusement incomplets ? Si ces faits en sont absents, c’est qu’ils n’influent pas sur la compréhension globale du personnage.
Pourquoi reproche-t-on à un film de mal représenter des événements que les historiens de référence eux-mêmes, de Jean Tulard à Thierry Lentz en passant par Éric Anceau, ont jugé trop insignifiants pour les intégrer dans leurs livres ? Je pense même qu’il est possible de lire un ouvrage de 800 pages sur Napoléon sans que ne soit jamais précisé s’il était présent à l’exécution de Marie-Antoinette ni combien de soldats sont tombés dans l’eau à Austerlitz. Ces imperfections n’entachent pas la représentation générale de l’Empereur que propose le film.
Deux erreurs sont toutefois plus problématiques.
Ridley Scott fait deux choix très audacieux dans son œuvre : on y apprend que Joséphine fut la raison du retour précipité de Napoléon aussi bien d’Égypte que de l’île d’Elbe. Voilà deux affirmations que l’on peut bien qualifier de fantaisistes et qui, cette fois-ci, concernent des événements cruciaux à la fois dans la vie de Napoléon et dans l’histoire de l’Europe.
Cela s’inscrit dans un autre choix largement décrié : centrer le film sur l’histoire d’amour entre Napoléon et Joséphine. Ces deux libertés sur l’Histoire permettent d’intensifier la relation, de la rendre plus dramatique. J’ai été, comme beaucoup, déçu de cette direction inattendue qui a complètement délaissé l’aspect géopolitique pourtant passionnant de cette période.
Une œuvre équilibrée
Mais soyons justes. L’œuvre de Scott est en réalité plutôt équilibrée. Pour répondre à des contraintes de temps et éviter un aspect répétitif qui aurait pu lasser certains spectateurs, il n’est pas si absurde que seules trois batailles aient été retenues. Les deux incontournables sont bien là, celles qui ne pouvaient pas être oubliées : Austerlitz et Waterloo, avec en bonus la très agréable surprise du siège de Toulon.
Il est certes douloureux de ne voir ni la Campagne d’Italie, ni Iéna, Eylau, Friedland, Wagram, ou Ligny, et j’appartiens aux spectateurs qui auraient pu regarder l’intégralité des campagnes napoléoniennes sans la moindre lassitude, mais il faut admettre que le choix de Ridley Scott est justifié. Il faut penser au grand public. De la romance et quelques batailles, le mélange semble parfait, la décision du réalisateur est incritiquable.
Quand le film corrige des idées reçues
J’ai même noté quelques bonnes surprises : le film a le courage de montrer une coalition déclarant la guerre à Napoléon, permettant au spectateur d’entrevoir que l’Empereur n’était pas systématiquement à l’origine des guerres qu’il menait – loin de là. Certains curieux pourraient même, après ce film, faire quelques recherches et découvrir avec stupeur que la plupart des guerres napoléoniennes lui étaient en fait imposées par l’Europe monarchique, qui ne lui pardonnait pas d’être un enfant de la Révolution et voulait rétablir le roi sur le trône de France – ce qu’elle finit par faire.
Avant la bataille de Waterloo, une scène montre Napoléon commenter sur une carte géante les forces en présence, et dénombre les différents pays réunis contre la France : Royaume-Uni, Prusse, Pays-Bas, Duché de Hanovre… En tout six nations contre Napoléon. Cette scène n’a peut-être l’air de rien, mais elle déconstruit totalement l’image que presque tout le monde se fait de cette bataille en démontrant que Waterloo n’était pas un duel France-Angleterre, qui doit donc être qualifiée bien plus de victoire coalisée que de victoire britannique.
Voilà qui peut constituer une vraie révélation pour beaucoup de gens. La propagande autour de Waterloo fut si forte au cours du XIXe siècle que même aujourd’hui la quasi-totalité des Français eux-mêmes sont persuadés que cette bataille opposait la France aux seuls Anglais (alors que les troupes britanniques étaient minoritaires parmi les coalisés).
Un film qui corrige une idée reçue ancrée dans la population doit selon moi être respecté, et c‘est d’autant plus honorable de la part de Scott qu’il s’attaque à un élément incontournable du roman national son propre pays. Voilà un courage dont son compatriote Christopher Nolan devrait prendre de la graine, lui qui avec son Dunkerque tenait une belle occasion de tordre le coup à un préjugé mondialement répandu sur la combativité française en 1940, mais a préféré s’y conformer piteusement.
Je pardonne donc volontiers à Scott ses libertés romantiques sur le retour d’Égypte et de l’île d’Elbe.
Je ne vois en réalité que trois véritables problèmes à son film, qui sont de nature à gêner le spectateur quel que soit son niveau de connaissance et d’intérêt sur la période historique.
Quelques points négatifs du film
La luminosité du film n’a été à ma connaissance relevée par aucun commentateur, et pourtant elle m’a dérangé du début à la fin. Tout est si sombre ! Si mal éclairé ! On dirait que l’action se déroule systématiquement à la tombée du soir, sous une sorte de brume gris-bleu. Quelle tristesse ! Quel est l’intérêt de ce choix ? La série avec Christian Clavier était lumineuse et pleine de couleurs, alors qu’ici, l’ambiance visuelle m’a paru comparable à celle de films d’épouvante ou de vampires comme Sleepy Hollow et Van Helsing. Elle est, dans ces deux cas, parfaitement justifiée et réussie, mais je ne comprends pas ce qu’elle vient faire dans un film historique.
Le deuxième problème a déjà été évoqué un peu plus haut. L’absence totale de géopolitique n’est pas simplement décevante pour les connaisseurs, elle détériore également la qualité de l’intrigue pour les spectateurs néophytes. Car ces derniers voient s’enchaîner les batailles à l’écran sans comprendre à quoi elles servent, ni pourquoi elles ont lieu, et il est toujours un peu frustrant de ne pas saisir l’enchaînement des péripéties d’une histoire. Les batailles sont un élément important de la narration ; il faut donc qu’elles succèdent de manière logique aux scènes précédentes.
Troisièmement, la personnalité de Napoléon à l’écran est trop terne. Froid et taciturne, sans énergie, on est bien loin du personnage réel, flamboyant et hyperactif. Une fois de plus, ce n’est pas l’écart entre la réalité et le film qui est dérangeante, mais tout simplement l’ennui qui découle de la mollesse de Bonaparte, et rend le film peu entraînant. Un personnage historique à la personnalité complètement modifiée peut faire un excellent film, et celui de Ridley Scott aurait pu l’être si l’histoire d’amour avec Joséphine avait été intense et bouleversante, à l’image de Bérénice de Racine, pour lequel personne ne s’offusque que la politique ait été délaissée et l’Histoire trafiquée, tant la romance est poignante et magnifique. Après tout, Alexandre Dumas considérait qu’il était permis de violer l’Histoire, à condition de lui faire de beaux enfants.
Je dirais donc pour résumer que le film est visuellement trop sombre et narrativement trop peu entraînant. Mais il est injuste de s’acharner sur ses inoffensives erreurs historiques, même si je conçois qu’il soit agaçant de le voir tirer sur les pyramides, ce qui n’a jamais eu lieu, et de lire un texte discutable après le fondu noir final. On ne pouvait tout de même pas s’attendre à un éloge continu de Napoléon.
Mon seul grand regret est l’absence des maréchaux : Davout, Lannes, Murat et Ney méritaient d’apparaître à l’écran, mais les productions cinématographiques les oublient bien trop souvent.
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