Tout univers de fantasy confondu, Conan le Barbare doit être mon deuxième ou peut-être troisième héros préféré, depuis très longtemps et pas forcément pour de bonnes raisons. À travers lui, Robert Howard a redonné ses lettres de « noblesse », si on peut le dire ainsi, à un archétype de personnage profondément populaire souvent cantonné à un rôle de simple compagnon du héros dont la balourdise sert à mettre en valeur le personnage principal.
La généalogie de Conan, comme celle de la plupart des héros de fantasy, remonte aux grandes épopées mythologiques.
L’origine mythologique indienne de Conan
Dans le Mahâbhârata, la grande épopée indienne, équivalente à l’Iliade et à l’Odyssée pour les Grecs, les cinq héros principaux sont cinq frères nés d’une mère humaine de la caste des guerriers et, par une sorte d’immaculée conception, de cinq dieux différents. Ils représentent les trois principaux « étages » de la société :
- L’aîné représente les classes dirigeantes, le futur bon roi sage et vertueux.
- Les deux suivants, Arjuna et Bhima, représentent les guerriers.
- Les deux derniers représentent les producteurs, autrement dit les roturiers.
Arjuna a pour père Indra, le dieu de la foudre
Symboliquement, comme la foudre appartient au ciel et frappe sur la terre, Arjuna défend le « ciel » de la hiérarchie humaine : il est le bras armé des bons rois, de l’ordre moral et de l’ordre religieux. Il a d’ailleurs constamment un avatar du dieu Vishnu derrière ses fesses pour lui dire quoi faire ou ne pas faire.
L’héritage littéraire d’Arjuna
Ses héritiers littéraires sont les guerriers propres sur eux, d’une lignée noble ou au moins prestigieuse, extraordinairement doués pour le combat, en particulier dans le maniement de l’arme noble par excellence de leur époque (pour Arjuna c’était l’arc), et servant un dieu, un roi ou un ordre moral. Chez les grecs, on peut l’approcher de Persée et d’Achille.
Dans les légendes arthuriennes, ce serait Lancelot. Dans les œuvres de pop culture récente, ce serait Legolas pour le style, Frodon et Aragorn pour la substance, Luke Skywalker à tous les niveaux, Superman et même Sherlock Holmes qui est, après tout, un grand idéaliste et manie avec un talent sans égal la logique, l’arme noble par excellence de son époque rationaliste.
Bhima, le fils du dieu du vent
Bhima a pour père Vayu, le dieu du vent : fort, brouillon, imprévisible et situé pile entre le ciel et la terre (Ah ! Vous venez de comprendre le titre de l’article). Symboliquement, il a un pied dans l’élite (c’est un guerrier) et un pied dans le peuple (c’est un rustre). Comme le vent, sa force et sa vigueur sont monstrueuses : il porte ses quatre frères en courant sur des kilomètres, il bat un ogre à la lutte, il arrache un arbre pour s’en faire une massue, son arme préférée, … Il a bon cœur mais mauvais caractère et s’emporte facilement. Parfois, sa colère n’est que vanité et, d’autres fois, c’est une indignation vertueuse :
Tu oses attaquer une femme devant mes yeux ?! Approche, que je t’envoies au pays de Yama (le pays des morts) !
On ne peut pas lui confier des tâches bien subtiles mais, quand il s’agit de protéger les faibles et de taper sur les méchants, on peut compter sur lui.
L’héritage littéraire de Bhima
Ses proches parents mythologiques sont, entre autres, Héraclès et Thor. Dans les légendes arthuriennes, Perceval, « plus fol que beste » mais fort comme cinquante bourrins et foncièrement innocent en est le portrait craché. C’est pas faux !
Ses héritiers littéraires ont un caractère impétueux, une colère tantôt puérile tantôt vertueuse, des valeurs simples auxquelles il est facile d’adhérer et au moins une forme de balourdise pour l’effet comique : balourdise sociale, balourdise physique ou balourdise intellectuelle. Quand ce sont des guerriers, ils utilisent des armes simples valorisant plutôt la force que l’adresse : une massue, un marteau, un bout de bois ou même, simplement, leurs poings. Dans les œuvres récentes, vous avez peut être déjà reconnu Obélix, le capitaine Haddock, Gimli, …
Bhima, un héros sous-coté ?
Le « Bhima » de service, dans les légendes, a toujours été apprécié des classes populaires : d’abord parce qu’il leur ressemble, ensuite parce qu’il protège les faibles. Pourtant, il n’est la plupart du temps qu’un second, traité avec condescendance par ceux qui savent qu’on ne gagne pas une guerre avec des coups de massue et des bons sentiments. Le vrai héros, c’est Robin des bois et pas Petit-Jean, Holmes et pas Watson. Il nous faut ici comprendre que le Mahâbhârata, comme toutes les épopées du passé a été écrit par les élites cultivées pour « instruire » le peuple : entendez par là pour lui inculquer les valeurs de l’élite.
Depuis, nous sommes devenus, pour le meilleur et pour le pire, des consommateurs. Nous avons commencé à acheter les livres, films et bandes dessinées qui nous plaisaient. Or, l’art appartient en partie à ceux qui le créent, mais d’abord à ceux qui le paient. C’est pourquoi la pop-culture, payée par ceux qui la consomme, a tendance à inverser toutes les valeurs habituelles, pour le meilleur et pour le pire.
Conan le Barbare, un Bhima un peu particulier
Ceci posé, on commence à comprendre pourquoi Conan a, à ce point, cassé la baraque. Comme tous les Bhima, il est entre le ciel (en tant que guerrier, souvent chef et même, finalement, roi) et la terre (en tant que Cimmérien mal dégrossi). Mais dans son univers, l’âge Hyborien, le « ciel » est, non seulement bancal, mais surtout pourri jusqu’au trognon. Les rois sont fainéants, dépravés et incapables. Leurs conseillers sont des intrigants sans honneur et des sorciers sans âmes. Leurs guerriers sont le plus souvent des mercenaires. Les bon rois, les prêtres vertueux et les dieux décents existent, mais sont l’exception plutôt que la règle. De plus, le monde est encore tellement chaotique qu’on peut passer du statut de roi à celui de mendiant, ou l’inverse, sur un coup du sort.
Conan ne vérifie pas tous les clichés du Bhima, en particulier ceux imaginés par les castes supérieures pour en faire une brave bête, utile quand elle est bien dirigée mais à laquelle il ne faut surtout pas confier de responsabilités.
Il est fruste mais pas stupide. Sa proximité à la base, loin de le priver de charisme, lui en donne auprès des soldats du rang. Son expérience du terrain, son esprit pratique et son intuition en font un bien meilleur chef que les bureaucrates qui pullulent dans les palais. Il n’est pas hostile aux élites en général mais traite un imbécile comme un imbécile, qu’il soit assis sur un trône ou un tabouret. Enfin, et c’est peut-être la transgression suprême : il se paie même le luxe de plaire à des femmes qui reconnaissent sa valeur derrière sa naissance douteuse et ses manières frustes. Lui même en fera autant avec une capitaine pirate. Il n’est pas rare qu’un Bhima soit le bienfaiteur des dames et fasse de son mieux pour avoir une conduite décente avec elles, ce qui tourne en général à la scène humoristique étant donné la balourdise du personnage, mais ses succès amoureux sont mitigés : le vrai chéri de ses dames, c’est Arjuna qui est tellement plus raffiné.
Conan incarne le rêve d’un écrivain texan d’être reconnu à sa juste valeur malgré ses origines et son caractère bourru.
En voyant Bruce Lee au cinéma, beaucoup de petits asiatiques, de petits immigrés et de petits gringalets se sont, tout à coup, senti moins petits. Je crois que, de la même façon, en lisant Conan, des tas de gens de peu de lettres, de peu de manières et de peu de statut ont au moins un peu relevé la tête. Si la pop-culture a une seule fonction respectable, c’est de faire relever la tête à ceux qui en ont besoin.
Pour paraphraser Alexandre Astier, les vrais héros ne se battent que pour la dignité des faibles. C’est vrai même, et surtout, des héros fictifs.
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