Découvrez la nouvelle Silence
Plongez dans l’ambiance du Jour des Morts avec la jeune cheffe du Clan du Fil, une nouvelle histoire dans notre univers médiéval dark fantasy de 3ème Aube.
Silence
Noir. Noir comme la nuit profonde ce jour-là. Noir comme la robe d’Ardra qui regardait la scène d’un air absent. Noir comme l’incompréhension, l’inconnu, l’inexpliqué et l’inexplicable d’un souvenir que Mẹdlotine ne devrait pas avoir. Elle regardait la scène se dérouler devant elle, positionnée au bord du grand feu que des personnes vêtues de longs manteaux à capuche, masquées par un foulard sur le visage, s’attachaient à faire brûler toujours de plus belle. Elle ne pouvait pas bouger, comme si c’était par les yeux d’un inconnu qu’elle observait la scène. Elle voyait chaque détail, entendait les sons et pouvait deviner les odeurs, mais elle ne pouvait pas en découvrir plus que ce qu’elle avait déjà maintes fois vu. Elle ne pouvait pas non plus sortir, ou regarder ailleurs. Elle sentait les fumées, et les voyait monter vers le haut plafond, circuler de manière chaotique en hauteur, et prendre des couleurs variées mais ternes. Elle était dans les souterrains. Certainement sous la maison, elle pensait reconnaître la pierre dont étaient partiellement formés les murs, mais elle ne connaissait ni cette pièce ni les nombreuses constructions d’os et de tissus qui remplissaient l’espace. Elle reconnaissait par contre le kriss de sa mère, planté dans le sol, au centre d’un marquage qui luisait doucement d’un bleu profond. Sa mère quant à elle était au centre de la pièce, couchée. Elle portait une robe d’un azur intense qui contrastait avec le noir de la robe de sa tante. Qui tranchait également avec le noir de la tenue de toutes les personnes présentes dans la pièce et avec le beige foncé de la tenue de lin que portait son père. Il semblait inquiet, fixé sur sa femme mais n’osant s’approcher. Elle reconnaissait certaines personnes autour du feu ou au chevet de sa mère, toutes du clan. Sa tante murmura quelque chose qu’elle ne pouvait entendre à son père et reprit son air détaché. Presque maussade. Elle était pensive et Mẹdlotine se demandait ce qu’elle pouvait bien se dire. À quoi pouvait-elle penser en ce moment, était-elle jalouse, heureuse, elle ne saurait le dire. Elle se demandait ce que tous les gens présents dans la pièce pouvaient bien penser, alors que les cris de sa mère commençaient et qu’elle assistait de toute évidence au soir de sa naissance.
Blanc. Blanc comme la neige dehors. Blanc comme le ciel en cette saison. Mẹdlotine avait six ans depuis quelques lunes cette journée-là, mais elle s’en rappelait encore aussi clairement que si c’était la veille. Elle jouait avec la petite boule de poils aux grandes oreilles qui était à la fois sa compagne de jeu, son duo d’aventures et sa confidente silencieuse. Elle s’appelait Luna. C’était un velpor, un animal sacré et rare dans la région. Un museau proche de celui d’un ourson mais un corps effilé, le poil clair mais épais, trois queues touffues comme celle d’un renard, et de grandes oreilles courbes rappelant celles d’un lapin. Elle accompagnait Mẹdlotine partout, et actuellement les deux filles étaient dans un périlleux exercice de fabrication de potions imaginaires dans des récipients taillés dans un bois délicat. Mẹdlotine adorait ce genre de jeu. Elle s’imaginait grande et réglant des conflits intenses par la fabrication d’un repas ou d’une potion fantasmés. Elle ajoutait parfois de l’eau du puits ou des herbes du bois adjacent à la maison à sa dinette, pour rajouter de la profondeur au jeu, mais actuellement l’extérieur était couvert d’une épaisse couche de neige. Et bien que le froid ne l’ait jamais dérangé, ses parents n’appréciaient pas qu’elle sorte de la maison en leur absence. Son père arriva en milieu de journée, alors que le soleil rouge avait laissé sa place au soleil bleu depuis quelques heures. Il avait l’air épuisé, mais gardait toujours un sourire, comme si rien ne pouvait le mettre de mauvaise humeur. Il rentrait d’une campagne diplomatique au nord-ouest du pays. Des troubles dont Mẹdlotine ignorait la cause étaient apparus récemment et ses parents avaient accouru aider les locaux du clan pris dans la tourmente. Vu la durée de l’absence, la négociation avait sûrement tourné à l’affrontement. Malgré la fatigue, son père proposa à Mẹdlotine d’aller jouer dehors. Une grande balade le long de la fissure présente dans les bois. Une occasion que Mẹdlotine n’allait certainement pas refuser. Ils partirent à trois, Luna suivant gentiment derrière tandis que son père lui expliquait que sa mère ne rentrerait que dans quelques jours. Apparemment occupée avec des affaires de son ancien clan. Si les souvenirs de cette journée étaient jusque-là simples et heureux, ils s’accéléraient et se brouillaient vers la fin de la balade. Luna qui creuse un trou dans la neige, s’y endort et ne se réveille jamais. Le blanc qui devient aveuglant. Ses larmes. Ses larmes qui prennent peu à peu toute la place dans le souvenir. Laissant un bruit de pleurs sur un blanc qui la force à plisser les yeux. Ou peut-être étaient-ce les pleurs qui lui faisaient plisser les yeux. Elle ne se rappelle plus du retour à la maison. Elle se rappelle de son père, restant avec elle le reste de l’après-midi et repoussant à dans la nuit ses devoirs de chef du clan de retour en ville. Elle se rappelle de la tristesse qui accompagne la lecture du soir par son père. Elle se rappelle de la discussion sur la mort. C’était aujourd’hui cruellement d’actualité.
Rouge. Rouge comme le feu qui se répandait dans la ville, comme les éclairs qui zébraient le ciel momentanément, avant de disparaître dans l’obscurité. Mẹdlotine courait. Elle avait perdu ses parents et tout autour d’elle n’était que panique. Il faisait nuit noire mais les flammes qui grandissaient autour d’elle lui offraient une vision très nette du chaos qui s’y trouvait. Elle courait pour s’éloigner des bruits, des cris. Elle courait longtemps et sortait de la ville. Elle s’était d’abord réfugiée dans les tunnels d’une poterne sous le grand mur. Mais effrayée par des voix inconnues toujours plus proches, elle était finalement partie en direction des bois et des ravins. La peur remplissait complètement le début de ce souvenir. La peur quand elle ne parvient pas à grimper à un arbre, pourtant pas très haut. La peur quand elle regarda encore et encore dans toutes les directions. La peur quand elle les entendit avant de les voir. Deux prédateurs semblables à des fauves qui servaient de gardes et de pisteurs aux assaillants. La terreur quand elle les vit. Elle se retourna et courut. Elle n’avait aucune chance de les distancer mais son corps lui avait quand même hurlé d’essayer. Elle avait fait une dizaine de mètres avant de tomber dans un trou. Un trou large comme un tonneau, qui se découpait à travers la pierre du sol, caché par la végétation environnante. Le trou était profond. Très profond. Elle est tombée pendant suffisamment de temps pour vider ses poumons de leur air en criant. Elle a tapé plusieurs fois des racines gigantesques qui semblaient occuper la grotte dans laquelle elle venait de tomber. Elle frappa finalement un sol de pierre. La douleur était affreuse. Elle regarda en l’air et aperçut les deux prédateurs regarder à travers le trou. Ils étaient tellement haut. Ils ne pouvaient pas passer. Mais ils allaient chercher un moyen, s’était-elle dit. La douleur ne redescendit pas et finalement elle s’effondra inconsciente. Son souvenir coupe. Il reprend alors que quelqu’un lui parle. C’est son ami le fantôme de la grotte. C’était la première fois qu’elle le rencontrait. Il lui avait parlé, curieux, alors que le goût du sang lui emplissait la bouche. Le rouge du souvenir est alors rouge de la flaque de sang dans laquelle elle se trouvait. Le fantôme lui avait raconté pour les araignées. Il y avait en effet une dizaine d’araignées grosses comme un tabouret de maison, aux pattes fines, qui entouraient la flaque de sang. Elle avait donné un peu de son sang aux araignées. Encore hébétée mais écoutant le fantôme. Les prédateurs avaient trouvé une entrée en contrebas. La peur qui revient dans le souvenir. Mais les araignées avait fait une toile à l’entrée de la grotte. Les prédateurs étaient partis. Elle se rappelle avoir perdu sa dent ce jour-là. La canine en haut à gauche. Elle avait beaucoup discuté avec le fantôme, jusqu’au matin. Il lui avait fabriqué une nouvelle dent. Un peu grosse, mais elle lui allait bien. Elle se souvenait du feu, du sang, et de la peur, mais elle se souvenait aussi du jour où elle a rencontré un nouvel ami. Peut-être pourrait-il l’aider.
Bleu. Comme les décorations de sa mère. Elles emplissaient la partie du souterrain où sa mère passait le plus clair de son temps. Mẹdlotine avait toujours connu sa mère au milieu d’une montagne de bougies. Elle en avait un nombre supposé incalculable par l’enfant, réparties dans de nombreuses salles étriquées et reliées les unes aux autres par le dédale de couloirs qui s’étendait sous la maison. Elle fabriquait les bougies, en vendait quelques-unes, mais surtout s’en servait dans ses rituels. La salle du souvenir était la plus profonde de toutes. Pour l’atteindre il fallait traverser un pont de pierre en sortie d’un couloir qui passait au-dessus d’un gouffre dont on ne voyait pas le fond. Le père de Mẹdlotine lui avait raconté qu’en dessous s’étendait une ancienne ville que leur clan avait occupée il y a des éons. Abandonnée bien avant l’âge des livres et des souvenirs. Il racontait souvent des histoires sur les souterrains. Il avait d’ailleurs raconté que si une enclume tombait du pont, elle mettrait 6 jours à arriver en bas. Un claquement caractéristique de la lampe que sa mère prenait toujours avec elle dans les souterrains ramena Mẹdlotine au déroulement du souvenir. C’était un bruit causé par le battant de l’avant de la lampe quand sa mère l’ouvrait pour allumer une grande bougie. De cette bougie elle allumerait les autres et la leçon de Mẹdlotine commencerait. Elle regarda l’image d’elle-même, un peu plus d’un an dans le passé, animer le souvenir et saisir des petits couteaux aux lames toutes différentes. Sa mère racontait que c’était des kriss, et que leur utilité était variée lors des rituels. À chaque problème le bon couteau aimait-elle répéter. Sa mère avait un kriss personnel et particulier qu’elle gardait presque toujours sur sa ceinture. Elle l’avait forgé enfant et s’en servait régulièrement. Le seul moment où il quittait les mains ou les hanches de sa propriétaire c’était quand il était dans le dos de son pantin. Le pantin de sa mère était vaguement de forme humaine, couvert de beaucoup de tissu d’un bleu sombre. Dans son dos se trouvait un mécanisme qui rappelait à Mẹdlotine une roue ou une horloge, dans lequel le kriss prenait place quand il fallait le réveiller. La leçon continuait longtemps, une mère passionnée essayant de transmettre son savoir à sa jeune fille. C’était un génie se dit Mẹdlotine, les pensées et le regard se tournant vers le pantin. La mère de Mẹdlotine était une étrangère, d’un autre clan, qui avait appris l’art des marionnettes du clan en quelques années, épousé celui qui allait en devenir le chef, et qui avait géré ensuite de nombreuses traditions du clan, comme être maîtresse de cérémonie de la semaine de la mort, sans jamais faillir. Tout le monde dans le village racontait toujours à quel point sa mère était talentueuse, tout semblait si facile avec elle, et tout semblait si difficile maintenant.
Prune. Prune comme la grande écharpe de mamie Ollo. Cette couleur avait toujours fait sourire Mẹdlotine, c’est clairement un violet dilué d’une écarlate, les couturières le fabriquent avec du sang, des os et une poudre que l’on trouve sous le bourbier Thyen, le bourbier aux cerbères. Et pourtant on lui donnait le nom d’un fruit. D’un petit fruit qu’on ne trouvait même pas dans le pays d’ailleurs. Peu de fruits étaient cultivés ici. Et tous partageaient en couleur la monotonie des paysages de l’au-dessus. Du vert, de nombreuses teintes de vert, et du marron, tellement de teintes de marron. L’en-dessous plaisait tellement plus à Mẹdlotine. Il s’étalait sur un espace gigantesque, divisé en plusieurs sections : les souterrains, la brèche, les profondeurs. Il y avait sûrement des sections dont Mẹdlotine ne connaissait pas le nom ni l’existence, mais la fraction qu’elle en avait vu était pleine de couleurs et fourmillante de vie. Seule la partie des souterrains proche des ruines de l’ancienne ville était sombre et parfois effrayante. Mamie Ollo était en train de broder un paysage dans le souvenir, les arches de Valir. C’était un endroit que Mẹdlotine avait vu une fois, mais on n’avait pas le droit de les traverser. C’était comme une caverne immense dans laquelle se rencontraient plein de ponts semblables à celui qui menait à la salle profonde de sa mère. Les ponts se superposaient et se croisaient au-dessus d’un gouffre du même noir. Une Mẹdlotine concentrée était assise sur un tapis à côté de mamie Ollo et essayait à son tour de broder le même paysage. Coudre était une partie intégrante de la vie de son clan. Le tissu était partout. Si les habitants du pays les appelaient le clan des marionnettistes, ceux de la Ligue plus au sud préféraient les appeler le clan des couturiers. Mẹdlotine avait toujours vécu avec son clan, elle était habituée à ses arts particuliers, à ses traditions et à ses subtilités. C’était comme une grande famille mais une très grande famille. Mamie Ollo avait toujours été gentille avec Mẹdlotine. Elle avait été pleine d’affection et d’attention l’année qui s’était écoulée. Malgré tout, le sentiment de solitude qui envahissait la fin du souvenir alors que son père refusait de reconnaître la salle des arches en fixant la broderie de Mẹdlotine d’un air moqueur, lui rappelait qu’une grande famille ne remplacerait jamais ce qu’elle avait perdu. Elle était la chef du clan, et les gens attendaient d’elle qu’elle tienne cette place.
Cerise. Pas le fruit cette fois, mais une pierre. L’ambre cerise. On en trouvait beaucoup dans la région, et son père adorait travailler cette matière. Le souvenir qui s’étalait maintenant dans l’esprit de Mẹdlotine était celui d’une journée simple en apparence. C’était il y a deux ans, son père était dans son atelier de poupées et Mẹdlotine le regardait travailler. Il taillait de petites pièces d’ambre qui devaient servir de phalanges à une poupée en construction. La salle était sombre et remplie d’outils. Des morceaux de pantins pendaient du plafond et l’ambiance aurait pu être effrayante pour beaucoup mais Mẹdlotine la trouvait rassurante. Le calme qui y régnait était impérial, avec uniquement le bruit de l’outil raclant l’ambre et la voix de son père qui cassait le silence. Il racontait à Mẹdlotine toutes sortes d’histoires. Sur le clan, sur les plus beaux pantins qui avaient été un jour réalisés, sur les origines de leur art et sur ce que cela voulait vraiment dire d’être un marionnettiste. Le souvenir était lié à une question. Plus tôt dans la journée, Mẹdlotine avait participé à la couture de robes de cérémonie en compagnie des grandes couturières du clan, et elle avait ensuite passée l’après-midi à danser dans des robes, faisant virevolter des longues écharpes de tissu, comme le faisaient leurs ancêtres. Elle avait raconté sa journée à son père et lui avait expliqué ce que les danseuses lui avaient appris sur le lien qui devait s’établir au moment de ces danses entre son esprit et le tissu. Curieuse d’en apprendre plus sur l’esprit et sur ce lien, elle avait ensuite questionné son père. « Mais si le lien entre le mouvement de la danse et le tissu est le même que celui entre un maître et sa poupée, est ce que l’on peut faire un lien avec une poupée autrement qu’avec des fils d’esprit ? Car il n’y a pas de fil quand je danse non ? » Cette question de la jeune fille semblait plus intense que le reste du souvenir et Mẹdlotine se concentra alors sur la réponse de son père. Il arborait un grand sourire, comme enchanté par la curiosité de sa fille pour leur art, un sourire qu’il arborait quand il s’apprêtait à raconter une histoire. Il posa ses outils et se tourna vers sa fille puis entama : « Oui c’est possible. Et de nombreuses manières en réalité. Tu te rappelles de ce que je t’avais raconté sur la liste ? ». La liste, c’était une liste de noms des plus grands sorciers et sorcières ayant un jour fait partie du clan, une distinction qui faisait que même partis à l’aventure, on se rappelait de leur nom. Son père lui avait souvent conté les aventures de membres de cette liste, et disait qu’elle était remplie de grands esprits qui avaient un jour fait progresser les arts de leur clan. Ces histoires passionnaient Mẹdlotine, et elle se disait que c’était cette passion qui rendait ce souvenir si vivace. « À l’époque où j’avais ton âge, continuait son père, deux jeunes gens ont rejoint cette liste. Scio, je t’en ai déjà parlé, c’était un jeune homme énergique avec un pantin entièrement fait de métal. Mais il y avait une jeune femme également, elle s’appelait Phrama. Elle était capable de diriger son pantin par la musique. Le son d’une flûte qu’elle avait fabriquée, et le son des cordes qu’elle portait comme une tenue de cérémonie.» Son père passa alors la soirée à parler des aventures de Phrama, de son pantin, et de son art si particulier. Mẹdlotine regarda ses mains, encore bercée dans le souvenir. « Si c’est plus simple pour toi, bouge tes doigts comme pour écrire une mélodie » lui disait-il souvent dans ses leçons. Il lui avait tellement appris. Et pourtant rien n’était devenu plus simple.
Gris. Au moment où Mẹdlotine vit les couleurs du souvenir suivant disparaître, elle comprit où elle se trouvait et une grande tristesse l’envahit. La salle maintenant devant elle était remplie de personnes, et pourtant une sensation de solitude l’habitait. Un silence absolu régnait alors que les membres éminents du clan présentaient un dernier hommage à ses parents. Sur les côtés d’un autel recouvert de bougie se trouvaient deux corps drapés d’épais tissus. Les flammes des bougies variaient en intensité au rythme d’un battement lent, mais leur lumière grisâtre ne parvenait pas à offrir d’éclat au souvenir, pas plus que l’encens qui brûlait en plusieurs endroits de la pièce ne parvenait à offrir une quelconque odeur. Mẹdlotine regarda son image imobile et silencieuse fixer l’autel. Elle ne semblait même pas respirer. Elle se mit dans un coin de la pièce et s’assit, ramenant ses jambes contre son corps. Cela faisait huit mois maintenant et pourtant la douleur n’avait pas diminué. Sa tante pris la parole alors que deux troncs de bois-argent étaient apportés dans la salle. Mẹdlotine savait ce qui allait se passer dans la suite du souvenir, elle voulait fermer les yeux, mais cela n’empêchait pas la scène de continuer. Bien après que les dépouilles aient été délicatement posées dans le tronc et que ces derniers aient été scellés, la salle s’était vidée et il n’y avait maintenant plus que deux jeunes filles dans la pièce. Mẹdlotine et son image. Son corps avait fini par s’endormir sur le sol du caveau, refusant de quitter la pièce. Le battement de la lumière des bougies n’apportait toujours pas de teintes au souvenir, mais il était maintenant beaucoup plus lent. Il s’accélèra alors que la jeune fille pleurait dans son sommeil. Le temps passé dans ce caveau semblait flou, le souvenir paraissait durer beaucoup trop longtemps et pourtant elle ne voulait pas le laisser partir, l’idée de le perdre était encore plus douloureuse que celle de le revivre. Son image finit par se relever. Elle la suivit alors qu’elle rentrait chez elle, de l’autre côté du petit jardin qui séparait la demeure du caveau. La lumière qui éclairait la maison était toujours grise, et le battement lent des bougies était également présent alors que son attention se portait maintenant sur les deux pantins inanimés de ses parents qu’on avait ramenés et déposés dans la pièce principale. Mẹdlotine regarda alors que son souvenir se posait à côté des pantins, à l’endroit où elle avait l’habitude d’attendre ses parents lorsque des obligations les faisaient quitter la maison sans elle. Le souvenir était tellement net alors que son corps s’endormait une nouvelle fois, qu’elle s’attendait à voir les pantins bouger. Quelque chose, n’importe quoi, une odeur ou une couleur, mais pourtant rien. Le souvenir s’étendait comme ça pendant des heures, et avec lui la tristesse.
Noir, blanc, rouge, bleu, prune et cerise, c’était l’ordre des couleurs de bandelettes attachées à la petite poupée de bois-argent qu’Mẹdlotine fixait de manière pensive. Ces petites poupées et leurs bandelettes colorées étaient présentes en grand nombre le long d’un fil qui pendait entre deux maisons. Au loin, des enfants avaient empilé une série de caisses et de tonneaux afin de gagner de la hauteur et s’efforçaient d’attacher d’autres fils, entre d’autres maisons. C’était la préparation pour la fête à venir. Le Jour des Morts.
Le Jour des Morts, à mesure que les jours se faisaient plus courts et plus sombres, que la lumière des soleils était absorbée par le grand dévoreur dans le ciel, cette fête se rapprochait. C’était la fête la plus importante dans ce pays. Et dans beaucoup de pays voisins. Beaucoup de clans de la région semblaient passer leur temps à la préparer. À peine la fête terminée, le climax passé et la ville bercée dans une douce inactivité, on parlerait de la suivante, de ce qu’il fallait y ajouter ou transformer.
Mẹdlotine détestait cette fête. Bien sûr elle avait apprécié les gâteaux, les chansons et même à une époque les décorations qu’elle fabriquait avec sa mère pour rendre la maison aussi prête qu’elle le pouvait à accueillir un évènement aussi important. Mais là où les autres enfants voyaient une occasion de jouer, de veiller tard et d’entendre des histoires merveilleuses de voyageurs rentrés au pays. Là où les adultes voyaient un lien fort entre les membres du clan et ses alliés de l’Assemblée, une fête importante pour les traditions et une occasion de remercier la vie pour ce qu’elle avait offert et la mort pour ce qu’elle avait à offrir. Mẹdlotine voyait des responsabilités. Un piège fermé autour d’elle dont elle ne pouvait se soustraire, une contrainte pesante qu’elle n’avait pas souhaitée. Le clan ne voulait pas d’elle comme maîtresse de cérémonie. Elle ne voulait pas être maîtresse de cérémonie. Mais elle avait été présentée jeune au fantôme du masque dans les souterrains, et sa tante assurait qu’il n’y avait qu’elle qui pouvait se présenter à lui le grand jour.
Aujourd’hui, cette fête lui faisait peur, lui faisait mal.
En grandissant, elle avait fini par être un peu ennuyée de la quantité de travail que ses parents semblaient tout à coup s’accabler à l’approche de la fête. Son père surtout, d’ordinaire toujours blagueur, disposé à inventer toutes sortes de jeux même les jours les plus gris, et à raconter des histoires du passé pleines de détails pendant les moments de calme et de tendresse, devenait stressé et absent à l’approche de la fête. Sa mère n’avait jamais semblé affectée, sa passion pour l’organisation et les rituels bien faits ne la quittait jamais et ce n’était guère différent pour le Jour des Morts. Mais à cette période, la façon dont elle parlait à Mẹdlotine perdait peu à peu en patience à mesure qu’elle gagnait en sérieux, ce qui rendait les leçons moins amusantes.
Les souvenirs de ses parents laissèrent place à de la tristesse. Beaucoup de tristesse et un peu de culpabilité. Elle avait laissé ses pensées vagabonder de nouveau et s’était prise à se plaindre de la rigueur de sa mère ou de la fatigue de son père, mais aujourd’hui encore plus que n’importe quel autre jour, elle aurait voulu qu’ils soient là. Qu’ils ne l’aient pas laissée seule. Seule à gérer l’arrivée du Jour des Morts. Seule à occuper cette maison aux bougies vacillantes. Seule. Seule et perdue.
Il y a quelques années, elle avait souvent écouté à la porte de la grande pièce à manger le soir, ne parvenant pas à dormir pendant la semaine de cérémonie, mais ne souhaitant pas faire savoir qu’elle était réveillée. Elle avait entendu maintes et maintes fois que la fête n’était pas ce qu’elle laissait voir. Elle n’était pas un mélange de gâteaux pour les enfants et de danses traditionnelles pour les adultes. Les étrangers qui rentraient au pays venaient pour du pouvoir. Les gens de l’Assemblée venaient pour un service, ou plus exactement une contrepartie et un fin jeu politique. On ne remerciait pas la vie et les morts, on quémandait.
C’était son premier Jour des Morts depuis le décès de ses parents. Et à l’approche du début de la semaine de cérémonies, elle se sentait désarmée. Consciente du jeu de pouvoir à l’œuvre, de l’importance de ce qui arrivait, mais incapable d’être à la hauteur. Elle n’était pas son père. Et certainement pas sa mère.
Ardra, sa tante, ne l’aidait pas non plus. Elle était en permanence en colère, frustrée de la situation. Elle n’était pas la cheffe de clan, ce rôle était tombé sur Mẹdlotine au décès de son père. Ardra avait maudit son frère pour cette décision stupide, mais s’essayait maintenant à une gouvernance bâtarde, prenant les décisions ordinaires, mais laissant à Mẹdlotine des rituels, des actes de présences, et des validations publiques.
Je n’ai pas le choix, disait-elle. Ce que ton père a fait ne peut être défait.
C’était sa grande phrase, juste avant d’imposer à Mẹdlotine une nouvelle idée, de lui faire connaître un nouveau devoir qui lui incombait. Elle n’avait pas suffisamment de considération pour Mẹdlotine pour débattre avec elle des décisions d’adulte, elle se contentait de lui dire quoi dire ou quoi faire au quotidien.
Un grand hennissement tira Mẹdlotine de ses pensées. Les autres enfants avaient fini de décorer la rue et étaient sûrement partis installer des ficelles-à-poupées ailleurs. Maintenant, à la place des caisses et des tonneaux, se tenait un énorme carrosse noir et doré. Les bordures du carrosse étaient métalliques et représentaient une vigne dont les branches et les feuilles étaient recouvertes d’araignées de tailles diverses. Chaque araignée était représentée avec tellement de détails que si elles n’avaient pas été couleur or, elles auraient paru réelles. Elles étaient toutes uniques, bien qu’il y en ait une centaine sur l’entièreté du carrosse. L’or contrastait avec le bois du carrosse, parfaitement noir. C’était un bois naturellement noir comme on n’en trouve pas dans ce pays, et en s’approchant, Mẹdlotine pouvait voir les marques usuelles des veines et des nœuds sur les planches qui avaient été un jour un grand arbre de plusieurs maisons de haut. Les chevaux étaient d’un brun foncé uni, les deux si identiques qu’elle ne pouvait les différencier, même en plein jour. Leurs crinières étaient rousses et s’étendaient du haut du crâne jusqu’à disparaître sous l’armure sombre qu’il portait. Cette même armure les attachait au carrosse par une structure dérangeante, une construction métallique représentant une araignée mais dont les pattes se finissaient par des mains, et semblait tenir artistiquement le système de chaînes et de boucles d’acier dorées liant les chevaux entre eux.
Un homme sortit du carrosse. Il était grand et vêtu d’une tenue étonnamment colorée pour l’aura sombre qui semblait l’accompagner. Sa cape attirait particulièrement les regards, elle contenait autant de couleurs que Mẹdlotine pouvait en nommer. Et bien que les mouvements du porteur et les plis sur le tissu rendaient difficile la lecture des motifs, Mẹdlotine était persuadée qu’il avait pris une tapisserie ou un tableau pour s’en faire un manteau tant les détails semblaient faits pour être observés en étant immobile. L’homme fut accueilli par Mae, la maîtresse des danseuses du clan, et les deux entamèrent une conversation pleine de banalités sur la qualité du voyage depuis le Mont de l’araignée. Il s’arrêta subitement de parler en croisant du regard Mẹdlotine et prit un sourire que l’on n’offre généralement qu’aux rois et reines. Mẹdlotine ne savait pas comment réagir et se contenta d’un timide sourire en retour. « Quelle merveilleuse jeune fille que voilà » dit-il pour briser le silence. Il s’inclina, bien qu’il était difficile de dire si c’était par respect ou pour rapprocher ses yeux de ceux de Mẹdlotine, et posa sa main sur la tête de la jeune fille. « Le bijou de cette semaine, et un petit trésor pour son clan. C’est un plaisir de rencontrer la cheffe du clan des marionnettistes. C’est impressionnant à quel point tu ressembles à ta mère, en beauté et en charisme évidemment ». Devant le ton mielleux, Mẹdlotine s’attendait à une présentation suivie d’une demande mais il se contenta de se retourner vers Mae et reprit la conversation comme si rien n’était, ignorant l’air confus de la jeune fille.
Mẹdlotine resta sur place et les regarda s’éloigner pour rentrer dans le bâtiment le plus proche, la salle des danses. Elle se demandait pourquoi un étranger voudrait voir la salle des danses à cette heure-là, elle était sûrement vide. Elle se demandait aussi si elle devait les accompagner, faire la conversation. Elle n’était jamais vraiment sûre de ce que l’on attendait d’elle en tant que cheffe du clan, en-dehors des discours travaillés que lui faisait prononcer sa tante. Et si d’habitude elle essayait de réfléchir le moins possible à ce qu’impliquait sa position et au protocole associé ; si en beaucoup d’autres occasions elle aurait été ravie de cette invitation silencieuse à s’effacer ; cette rencontre la rendait légèrement en colère. Elle était vexée. Elle ne pouvait dire exactement la source de cette colère, mais une chose était certaine, elle n’appréciait pas cet homme.
Finalement Mẹdlotine se décida à reprendre son chemin dans les rues de la ville, observant au passage les décorations qui remplissaient maintenant chaque espace. Prise dans ses pensées et dans la colère qui ne voulait pas la quitter, elle manqua de peu de rentrer dans un enfant qui courait en sens inverse, riant aux éclats. Il s’appelait Hanu et n’avait qu’un hiver de moins qu’elle. Pourtant elle ne pouvait s’empêcher de le trouver bruyant et irritant. Comme s’il avait lu dans ses pensées, il arrêta aussitôt de rire et se contenta de se mettre lentement sur le côté. Un silence gênant envahit alors le groupe d’enfants, et ils fixèrent Mẹdlotine d’un air coupable et en même temps perdu. Comme s’ils questionnaient la nature du reproche mais pas son existence. Cela avait toujours été ainsi avec les autres enfants. Mẹdlotine se demandait si c’était dû à sa position d’héritière du clan, ou si c’était dû au fait qu’elle n’avait jamais réussi à les trouver intéressants ou amusants. Elle avait passé toute son enfance avec ses parents. Les rares occasions où ils avaient dû la laisser, c’était généralement mamie Ollo qui prenait le relai. Ils sont si tranquilles se disait-elle en les regardant, si joyeux. Si ignorants. Elle avançait, traversant le groupe immobile, essayant de contenir l’agacement pourtant injustifié qui l’animait. « Vous devriez aller voir la place du vieil arbre au vent dame Mẹdlotine, les danseuses l’ont décorée il y a quelques heures et ça vaut le coup d’œil. » La remarque prit Mẹdlotine au dépourvu, et elle se retourna d’un mouvement vif. Ce n’était pas tant le message qui l’avait surpris, elle savait que les danseuses avaient préparé un ensemble de broderies et d’écharpes pour le vieil arbre gris, c’était la douceur de la voix qui l’avait énoncé. Une jeune fille fixait Mẹdlotine, elle ne devait pas avoir encore sept hivers, et son visage était illuminé de gentillesse. Peut-être était-ce dû au mouvement rapide de Mẹdlotine, mais la gentillesse laissa place à un peu de peur et la jeune fille fit un pas en arrière, comme incertaine du bien fondé de ce qu’elle venait de dire, pour finalement reculer, entraînant avec elle le repli des autres enfants…
Une nouvelle dans l’univers de 3ème Aube par F.E Nebary et l’équipe du Projet CarTylion.
D’après l’univers de Florian Desfougères et F.E Nebary.
De nombreux contenu vous sont proposés gratuitement sur ce site, comme par exemple cette nouvelle. Après votre lecture nous vous serions reconnaissant de laisser un avis, de partager cette histoire grâce à la petite flèche orange en bas de la page et de parler du Projet CarTylion à votre entourage. De plus, vos partages nous permettront de savoir que cette nouvelle vous plaît et nous travaillerons alors sur sa suite !
Plus vous partagerez nos histoires et notre site web, plus l’univers de 3ème Aube sera connu et plus nous pourrons consacrer de temps à publier des histoires et toutes sortes de créations se déroulant dans celui-ci. Vous êtes les ambassadeurs qui permettez à cette univers de se développer et nous comptons sur vous !
Bonne lecture !
Pour en savoir plus sur la nouvelle
De nombreuses personnes de l’équipe ont participé à la création de cette nouvelle, dont notamment : Florian et F.E. Nebary pour la construction de l’histoire et des illustrations, ainsi que pour l’écriture, pour les illustrations et Fleur pour la relecture et la mise en forme sur le site. La création de cette nouvelle s’est étalée sur 3 mois, avec d’autres projets en parallèle bien entendu.
Le personnage de Mẹdlotine
Vous retrouverez (et reconnaîtrez) ce personnage dans d’autres histoires et créations du Projet CarTylion !
Le contexte de Silence en 3ème Aube
Cette page n’est pas encore totalement terminée, et d’autres contenus apparaîtront prochainement, n’hésitez pas à revenir régulièrement ici pour en apprendre encore plus sur l’histoire de Mẹdlotine !